
B011 : 11:11 ~make a wish~
Mais c’est qui le premier en avant?
Durant mes premières années en tant que technicien professionnel en électronique, j’ai eu la chance de travailler sur une chaîne de production et d’apprendre autant de postes que possible.
Assemblage, programmation, test, débogage, réparation et même sérigraphie. Oui! J’ai fait de la sérigraphie. Mais ça, je vous en parlerai peut-être dans une autre publication.
C’était une usine du quartier industriel de St-Hubert, produisant des automates pour les fermes; contrôleur de ventilation, compteur d’œuf, sonde de température, système d’alarme agricole, etc.
En bref, une expérience assez, disons, intéressante, mais le plus important, ce sont les personnages riches en cultures et en couleurs dont j’ai fais la connaissance.
- Marius, le grand sage Congolais
- Suzanne, la doyenne Québécoise pure laine au coeur tendre mais au caractère flamboyant
- Wilson, le Colombien unijambiste (il mérite tout-à-fait un texte à lui tout seul)
- Mohammed, Israêlien aux conseils judicieux et à l’humour salace
- Sam, mon mentor à l’époque et collectionneur de jeux NES
- Sans oublier Franklin, un petit mexicain trapu et timide, portant des grosses lunettes et toujours souriant
Franklin était clairement trop sympathique et respectueux pour une usine comme celle-là. Toujours en train de rigoler dans son coin, il observait le monde sans dire un mot, comme s’il voyait quelque chose que les autres ne voyaient pas derrière ses épaisses lunettes rondes. C’était un type d’une quarantaine d’années mais qui avait l’air d’en faire douze. En plus, il jasait comme un gamin. Ce que je veux dire, c’est qu’il était gêné donc c’était souvent des petites phrases. De plus, que dire de son accent, c’était simplement délicieux, sa petite voix discrète qui roulait légèrement les R.
Durant ces années, j’ai eu la chance de le côtoyer un peu plus personnellement. Moi, j’habitais sur St-Denis à Montréal, juste en face du métro Rosemont et Franklin habitait dans St-Léonard.
Imaginez ça, Franklin se tapait St-Léonard, St-Hubert tous les matins en transport en commun. Ça devait lui prendre une éternité!
C’est comme ça que je lui ai proposé de le lifter le soir, quand ça adonnait. Alors de temps en temps je le déposais au métro St-Denis ou au métro Rosemont. Il n’était vraiment pas difficile, il ne chialait jamais, toujours souriant.
Durant nos magnifiques balades sur le pont Champlain, [l’ancien pont Champlain] nous avons eu la chance d’échanger un peu sur les choses de la vie. Sur tout et sur rien, sur le temps qui fait et sur le trafic.
J’ai travaillé 3 ans là, c’est normal que j’aie fait un écoeurantite du trafic et oui, certain d’entre-vous vivez ça depuis plus longtemps mais…
Je comprends quand vous dites: Montréal c’est pas Toronto, ni New York et encore moins Tokyo mais…
C’est pas parce qu’on se compare au pire qu’on est bien.
C’est pas non plus un concours de qui souffre le plus. [sujet d’un prochain blog]
Donc, je disais écoeurantite du trafic. Puis un moment donné, Franklin était assis côté passager, le visage ridé par le soleil, moi fumant ma clope par la fenêtre.
Soudainement, il rompt le silence et me dit:
‘Raaah le trafic, c’est la faute du premier en avant!’
Et moi je le regarde, les lunettes fumées tombantes, la clope entre le bec.
‘Mais c’est qui le premier en avant?’
Puis depuis ce jour, c’était devenu une routine, chaque fois que le trafic était plus lourd qu’à l’habitude, Franklin disait sa fameuse phrase et moi, toujours plus curieux que jamais, je demandais:
‘Mais c’est qui le premier en avant?’
Puis un jour, des années plus tard, Franklin n’était plus assis à mes côtés parce que j’avais changé d’emploi, j’avais troqué le trafic de la rive sud pour le trafic de la rive nord, grossière erreure.
Je roulais tout bonnement pour rentrer chez moi un soir d’été et j’ai entendu la voix de Franklin qui rigolait.
‘Regarde mon ami, c’est la faute du premier en avant.’
Et c’est ce jour-là que j’ai compris ce que Franklin voulait dire. Le premier en avant ne désigne pas ‘vraiment’ le premier en avant mais c’est une variable. Le premier en avant, chaque fois, est une personne différente mais c’est la cause du trafic, ‘le premier en avant’.
Sacré Franklin, c’était un ingénieur au mexique et il avait accepté un job beaucoup moins qualifié comme son diplôme n’était pas valide au Québec.
Franklin, c’est le genre de gars qu’on oublie jamais, même s’il n’a jamais essayé d’être mémorable.